Il y a maintenant plus de 45 ans je rencontrai Charchoune lors du vernissage d’un ami peintre à la Galerie Berri-Lardy à Paris. Ce soir de 1974, un an avant la mort de Charchoune, je ne l’oublierai jamais. Je connaissais assez mal sa peinture à l’époque, mais le personnage me frappa. Un être solitaire replié sur lui-même et doté d’une force intérieure impressionnante, voici tel qu’il m’apparut alors. Les années qui suivront me conforteront dans cette première impression en me faisant découvrir une œuvre majeure dans la peinture du XXème siècle.
Treize ans plus tard j’ouvrais ma troisième galerie, avenue Matignon et bien entendu, l’inauguration eut lieu en 1987 avec pour première exposition, une rétrospective Charchoune.
Un ami de longue date, Pierre Brisset, critique d’art, m’aida en me prêtant quelques œuvres majeures. Pierre aimait Charchoune depuis longtemps, il avait écrit sur lui à plusieurs reprises avec talent et humanité. Il avait produit notamment un texte intitulé « Charchoune le solitaire » et encore aujourd’hui, malgré les diverses publications qui ont vu le jour depuis, c’est sans doute un des plus beaux écrits à la fois sur le peintre et sur l’homme qu’était Serge Charchoune. Il me fit part à nouveau de son admiration pour le peintre et je lui proposai d’écrire quelques lignes sur notre ami commun afin de présenter l’exposition. J’enchaînai deux expositions Charchoune et ceci me donna l’occasion de rencontres multiples, d’amis, de collectionneurs, d’amateurs, de gens qui l’avaient connu de son vivant.
Ces rencontres ont attisé encore davantage ma curiosité et m’ont donné envie d’aller plus loin, c’est pourquoi quelques années plus tard, j’entrepris d’écrire le catalogue raisonné de l’œuvre peint de Serge Charchoune. Ce travail a été colossal mais enrichissant. 5 volumes sont parus sans compter certainement deux autres volumes à venir de tableaux supplémentaires non répertoriés. De la même manière si l’on s’intéresse à Charchoune et à sa période puriste l’on ne peut rester insensible à la peinture d’Ozenfant et c’est avec logique que j’ai réalisé quelques années plus tard le catalogue raisonné de l’œuvre peint d’Amédée Ozenfant. L’on ne peut dissocier les deux artistes. Ozenfant en créant le mouvement puriste a marqué de son empreinte la peinture de Serge Charchoune et non seulement sa peinture mais sa façon de penser et d’être au plus profond de son individu.
Mais faisons connaissance avec l’homme et avec le peintre Serge Charchoune !…
Il est né le 4 août 1888 dans la province de Samara, à Bougourouslan, petite ville de la moyenne Volga sur les contreforts de l’Oural. Son père est slovaque et sa mère a des origines russo-polonaises. Les parents du jeune Sergueï tiennent un bazar où l’on vend des tissus de toutes les couleurs, des rubans et toutes sortes de choses. La mère, Matriona Ivanovna, meurt très jeune et le père a du mal à assumer son veuvage. Son fils, Serge, lui, n’est pas attiré par le commerce. C’est un mauvais élève et il s’intéresse davantage au dessin et à la peinture. Le père n’est pas enchanté dans un premier temps mais laisse tout de même son fils tenter l’entrée aux Beaux-Arts de Kazan. Serge échoue au concours, il ne dessine pas alors très bien et Ivan Mikhailovitch Charchoune envoie son fils à Moscou suivre des cours de dessin dans différentes académies. A Moscou il découvre au Musée Trétiakov les impressionnistes français, devient ami avec Larionov et sa femme Gontcharova. Petit à petit arrivent également à Moscou les peintres d’avant-garde, les fauves, les cubistes et les premiers peintres abstraits.
Serge Charchoune, c’est décidé, veut être peintre et uniquement peintre. Il se sent plein d’affinités avec ces artistes nouveaux, lit beaucoup également la nouvelle littérature russe, se passionne pour la musique.
En 1910, coup de théâtre pour Charchoune, l’armée le réclame pour trois ans. Il décide alors, malgré tout ce que cela implique, de déserter et de partir pour Paris. Il quitte la Russie, passe par la Pologne, puis par Berlin et arrive à Paris en 1912.
« Héros tout droit échappé d’un roman de Dostoïevski, il en a les cheveux noirs et ondulés. Il est fier, ombrageux, secret, timide. Il a vingt-quatre ans et il possède tous les rêves de la terre » dira plus tard un de ses amis peintres.
A Paris il s’inscrit à l’Académie de la Palette fréquentée par les cubistes. Il y fait la connaissance d’une femme sculpteur, Helena Grünhoff avec qui il vit peu après. Helena, plus âgée que Charchoune, a une forte personnalité. Ils vivront dans différents ateliers, partageant la vie difficile des jeunes artistes émigrés. Cette vie est cependant riche en émotions et en voyages. En 1914 la guerre éclate et ils décident tous deux de partir pour l’Espagne, à Barcelone, où ils rejoignent d’autres réfugiés qui les présentent à la galerie José Dalmau qui expose régulièrement les peintures cubistes. En Espagne Charchoune découvre la faïence peinte des azulejos, trésor de l’art hispano-mauresque qui lui rappelle les ornementations byzantines des villes de ses origines. Il entame alors une période importante dans son œuvre, qu’il intitulera lui-même Art ornemental. Il ajoute aux couleurs traditionnelles de l’argent ou de l’or et compose des œuvres voulues par lui très mystérieuses. Ces peintures géométriques très belles sont très rares à trouver aujourd’hui.
En 1916, Serge et Helena présentent à la galerie Dalmau à Barcelone leur première exposition particulière : Helena Grünhoff des sculptures, Serge Charchoune des œuvres cubistes et ornementales très symboliques ainsi que ses films peints qui évoquent le cinéma et le mouvement, cinéma qu’il a découvert à Barcelone. Charchoune baptise ses créations films ornementaux. Ces peintures sont parfaitement abouties et mêlent la peinture, l’ornemental, le décoratif et le cinéma.
En cette année 1916 la communauté parisienne s’élargit avec l’arrivée de Gleizes, des Delaunay, de Marie Laurencin. Charchoune fait la connaissance de Picabia à la galerie Dalmau, il participe à la revue 391.
En 1917 Charchoune prend contact avec le mouvement dada, fait une nouvelle exposition à Barcelone et retourne avec Helena à Paris. La librairie André Forny organise en 1920 sa première exposition particulière à Paris. En 1921 il publie son seul livre écrit en français Foule immobile qu’il illustre de six dessins.
Entre 1917 et 1927, Charchoune connait dix années intellectuellement riches ; il s’investit dans le mouvement dada grâce à Picabia, rencontre André Breton, Tristan Tzara, Max Ernst, Eluard. On peut s’étonner de sa participation au mouvement dada et à ses soirées mouvementées sources de scandales : Serge Charchoune, garçon réservé, calme, introverti même devient un des trublions des folles nuits de Montparnasse. En réalité ce qui l’intéresse, c’est la remise en question permanente des valeurs traditionnelles par le mouvement dada, la volonté de faire table rase des comportements bourgeois. En fait, Charchoune tire la moelle du mouvement dada, s’en nourrit, se contentant d’en être dans la mesure du possible le spectateur et pas tout à fait l’acteur.
En 1922 il part avec sa compagne pour Berlin, fonde la revue Transbordeur-Dada, collabore à Manomètre, à Merz avec Kurt Schwitters ainsi qu’à la revue dadaïste Mecano. Il expose à la Galerie Der Sturm puis à la Galerie Sarja où il fait la connaissance de Pougny. Il produit à Berlin toute une série d’œuvres importantes qu’il appellera lui-même cubisme ornemental. La gamme des couleurs devient subtilement plus sombre et les compositions sont raffinées et bien structurées. Cette période dans sa production est également appelée « période de Berlin » et les œuvres peu nombreuses sont toutes d’une très grande qualité. A Berlin il fait la connaissance de la danseuse Isadora Duncan de retour de Russie où elle a vu les horreurs de la révolution bolchevique qu’elle raconte à ses amis Serge Charchoune et Helena Grünoff. Charchoune qui avait l’intention de retourner dans son pays est atterré et renonce ; Helena, elle, persiste et rejoint le pays des soviets, on ne la reverra jamais et personne n’entendra plus jamais parler d’elle.
En juillet 1923, Charchoune retourne définitivement à Paris, reste dadaïste de cœur, réalise quelques illustrations pour les différentes revues mais ne participe plus activement au mouvement. La disparition d’Helena le perturbe et il reprend contact avec l’anthroposophie qu’il avait découverte à Berlin grâce à Rudolph Steiner. Ce système de pensée, cette théorie de la réincarnation, cette recherche spéculative sur les valeurs de l’homme dans la nature influencent son œuvre.
En 1926, le poète André Salmon le présente à Jeanne Bucher qui lui organise une très belle exposition. Il rencontre Georges Waldemar qui le présente à son tour à André Level, propriétaire de la très importante Galerie Percier à Paris. André Level lui achète de nombreux tableaux et lui organise une exposition particulière en 1929. Chez Level Charchoune rencontre d’autres artistes prestigieux : Max Jacob, Picasso, Rimbert, Gromaire. Il fait la connaissance de Florent Fels, André Warnod, Wilhelm Uhde. Level a une amitié profonde pour Charchoune et lui achètera toujours de la peinture même dans les moments difficiles de la crise de 1929.
En 1927, Nadia Léger le présente à Ozenfant. Ce sera une rencontre capitale et l’influence d’Ozenfant se fait aussitôt sentir. Fondateur avec Le Corbusier du purisme, Ozenfant encourage Charchoune qui sera à son tour attiré par ce mouvement dans lequel il retrouve les valeurs fondamentales qu’il recherche depuis longtemps. Des œuvres majeures voient le jour et la période puriste de Charchoune est à mon sens la plus belle dans l’œuvre peint de l’artiste. De sa rencontre avec Ozenfant il dira plus tard : « je crois bien que je n’en suis pas sorti indemne ». La même année Charchoune expose à la Galerie Aubier. Ozenfant rédige la préface en ces termes : « Charchoune on me donne sept lignes pour vous définir. J’aimerais mieux cinq mots, je dirais vous avez de la noblesse, et cela devrait suffire pour attirer l’attention des connaisseurs sur ces œuvres cristallines ou chaudes, discrètes, mélancoliques, sensibles et intelligentes. On n’atteint là que pourvu du double don conjugué qu’avec parcimonie dispense le dieu des arts : la force et la finesse. Vous avez de la veine Charchoune. Je souhaite aux amateurs d’avoir celle de savoir m’entendre à temps. »
Les années 1925 à 1929, les années puristes, regroupent des œuvres majeures où l’on trouve simplicité et pureté des formes, composition aboutie, maîtrise raffinée de la couleur.
Durant ces années Charchoune participe à de nombreuses expositions : en 1926 il est appelé par Marcel Duchamp pour exposer à la Société Anonyme, en 1927 Van Doesburg l’intègre dans sa « Sélection d’artistes contemporains » à Strasbourg, en 1929 il réalise une autre exposition à la Galerie Percier où Picasso lui achètera une toile.
Le succès est désormais au rendez-vous, Charchoune jouit d’un certain confort matériel et il peut acheter des toiles de grand format ; il est soutenu par Level, Mendès-France, directeur de la Galerie Percier, Ozenfant…
Malheureusement la crise économique de 1929 bouleverse tout, n’épargnant pas le marché de l’art. Charchoune, au début des années trente vit dans un grand dénuement ; il abandonne le purisme et tente différentes expériences picturales mêlant dada à diverses recherches. Les paysages élastiques naissent, le figuratif apparaît entremêlé de compositions abstraites. C’est la série des paysages, des fenêtres.
Cette période de tristesse dure 10 ans, dans le plus grand dénuement ; revenant alors à sa prime jeunesse, Charchoune se remet à écrire, en russe le plus souvent, parfois en français, des poèmes désespérés. Il racontera bien des années plus tard : « j’avais beau me tourner de n’importe quel côté, inévitablement je me heurtais à ma propre statue. La littérature, l’écriture sont pour moi une véritable soupape ».
Charchoune rencontre alors Louis Rimbault, anarchiste, fondateur de « Terre libérée » qui prône le retour aux sources, à la terre, à une nourriture plus saine. Il entraîne Serge dans une expérience communautaire en Touraine, une communauté végétarienne où chacun reçoit un lopin de terre, produit ses légumes et vit replié sur la communauté, rejetant ce que l’on appelle désormais la société de consommation. Au bout de quelques mois, Charchoune revient dans la capitale, s’inscrit au « Secours aux artistes », ce qui lui permet tout juste de survivre jusqu’aux années quarante.
Il est alors oublié de tous et il demeure solitaire, fier, replié sur lui-même, ne croyant plus aux hommes alors qu’il n’a que quarante-cinq ans : « le reste du monde ne me concerne pas ; les événements extérieurs peuvent parfois me toucher mais ils ne me tiennent jamais à la gorge…Oui je connais beaucoup de gens, je serre beaucoup de mains mais je n’ai pas d’amis ».
Au tout début de la guerre, il rencontre le couple Livengood, lui est américain, elle hollandaise, d’une vieille famille de marchands d’art. Ils lui achètent des tableaux d’une façon régulière. Charchoune sort enfin de la misère. Il loue un atelier Cité Falguière et recommence à vivre de sa peinture. Edwin Livengood est un ami de Level depuis longtemps et par l’intermédiaire des deux hommes, Charchoune fait la connaissance du grand amateur d’art Roger Dutilleul et de Jean Bauret, industriel et collectionneur. Ces deux amateurs lui achèteront de nombreux tableaux et deviendront les amis intimes de Charchoune.
Livengood demande à Charchoune de peindre de petits formats qu’il peut facilement exporter à l’étranger en Angleterre ou aux Etats Unis. Charchoune se heurte souvent à Edwin Livengood, un homme direct et souvent maladroit. Christelle Livengood elle, plus douce, plus proche de Charchoune, essaie souvent de réconcilier les deux hommes. Cette période des années de guerre sera très favorable à la production de nombreuses toiles : natures mortes, compositions géométriques dans lesquelles les couleurs se fondent souvent dans une même dominante grâce à l’inclusion de taches pointillistes.
En 1944 c’est la rupture avec les Livengood et Charchoune rencontre alors un jeune marchand, Raymond Creuze, qui le prend dans sa galerie ; il y exposera une douzaine d’années ; les tableaux ne se vendent pas facilement mais, vivant modestement, Charchoune se consacre à sa production, il lit beaucoup et peint tout en écoutant Beethoven ou Brahms et se rend quand il peut au concert.
La musique et l’eau exercent chez Charchoune une fascination constante. C’est en 1944 qu’il peint ses premiers tableaux d’inspiration musicale ou instrumentale. Le violon tout d’abord devient son premier mode d’inspiration, dans les deux années suivantes il peint toute une série de natures mortes au violon, au violoncelle, au banjo. Parallèlement il revient de temps en temps au purisme à travers différents objets de l’atelier : bols, coupes, bouteilles, cuillères, fourchettes…
En 1948 il entame la très belle période des cycles marins avec souvent de grandes compositions très élaborées. En 1956 il reprend sa liberté et quitte la Galerie Creuze. Pierre Brisset nous apporte quelques années plus tard le témoignage de sa première visite dans l’atelier de l’artiste : « Quand voici une douzaine d’années, j’allais lui rendre visite pour la première fois dans son atelier de la Cité Falguière où Modigliani et Soutine avaient habité jadis, il émergeait à peine de ce voyage de la nuit qu’il avait commencé quelque trente ans auparavant ! La misère suintait encore de partout, une misère point honteuse mais acceptée, propre, méticuleuse. Une table de bois blanc, trois tabourets et un méchant grabat pudiquement caché derrière un rideau de grosse toile écrue, tel était tout son mobilier qui suffisait toutefois à envahir à lui seul le minuscule espace. On ne marchait pas, on glissait, on se faufilait en prenant bien soin de ne point troubler la fragile ordonnance… »
L’artiste se consacre à cette époque presque exclusivement à la thématique musicale. Les très grands formats lui permettent, vertigineux chef d’orchestre, de faire éclater toutes ses émotions. En 1960 il s’installe à Vanves. Beethoven, « mon chef d’orchestre », dit-il l’inspire ainsi que Mozart, Schubert, Bach. Les grandes compositions s’enchaînent et il rencontre son dernier marchand, Jean Louis Roque, qui lui organisera lui aussi plusieurs expositions particulières.
En 1971 le Musée National d’Art Moderne organise la première grande rétrospective Serge Charchoune. Jean Leymarie dans le catalogue de l’exposition lui rend un hommage mérité. La même année, à l’occasion d’une exposition à la Galerie Jean Louis Roque, Pierre Brisset écrit un texte émouvant sur l’artiste et son œuvre. A partir de cette date les expositions se succèdent : Genève, Paris, Reims, Cannes, Milan…
En 1974 Charchoune, toujours fasciné par la mer, part en voyage aux îles Galapagos ; il a lors de ce voyage un premier malaise et a du mal à rentrer malgré plusieurs étapes.
En 1975, il meurt seul à Villeneuve-Saint Georges ; quelques amis très proches assisteront à son enterrement au cimetière russe de Sainte Geneviève des Bois. Il laisse une œuvre de plusieurs milliers de tableaux. Ses peintures sont présentes désormais dans de nombreux musées à travers le monde, ainsi que dans les plus grandes collections.