Expert en tableaux modernes et dessins XIXᵉ & XXᵉ

SÉRAPHINE LOUIS, dite DE SENLIS

Séraphine Louis naît le 3 septembre 1864 dans un petit village de l’Oise qui se situe non loin de Compiègne, le village d’Arsy Le père de Séraphine, Antoine LOUIS est « manouvrier », journalier la plupart du temps et horloger à l’occasion. La mère, Victorine Adeline Maillard née le 18 décembre 1827, femme de journées, fait des ménages. Antoine et Victorine se marient le 30 décembre 1847. Séraphine est orpheline très jeune.

On sait peu de choses sur sa jeunesse. Séraphine garde les animaux de la ferme, aide aux travaux des champs. Elle vit dans une grande pauvreté, le quotidien est pénible et la petite fille ne mange pas toujours à sa faim.

A dix-huit ans elle entre toujours comme bonne à tout faire chez les sœurs à Clermont au Couvent de la Charité de la Providence. Elle y restera durant vingt ans sans pour autant devenir religieuse.

Séraphine prend un poste sur recommandation en 1905 au domicile d’un avocat, Maître Chambard. Elle y reste plusieurs mois puis travaille chez diverses familles bourgeoises de Senlis. Chaque fois elle loge sur place et cela ne lui plaît pas, elle se sent à l’étroit chez les autres, sans aucune intimité.

En 1906 elle loue enfin son premier appartement à Senlis rue du Puits-Tiphaine. Le lieu est modeste, pas très grand mais avec une belle hauteur sous plafond de plus de quatre mètres ; elle est enfin dans ses meubles. Elle a alors quarante-deux ans et c’est sans doute, rue du Puits-Tiphaine que vont naître les premières œuvres. Séraphine, rue du Puits-Tiphaine, habite non loin de la cathédrale ; elle s’y rend chaque jour pour prier et tout particulièrement pour prier Marie. D’où vient cette transformation qui s’opère petit à petit mais inexorablement au plus profond d’elle-même ? Séraphine se rapproche de Marie par la prière mais un autre phénomène étrange, mystérieux, apparaît, une métamorphose lente et inéluctable de tout son être, indépendant de sa propre conscience qui la pousse à dessiner, à peindre, à créer.

A cette époque Séraphine travaille pour la famille Duflos, la mère, Irma Duflos possède un atelier de modiste. Un des enfants, Pierre, a une petite boîte de peinture à l’eau et après quelques essais au crayon Séraphine réalise pour la première fois à la peinture à l’eau sur un simple papier une modeste aquarelle

Séraphine n’a bien sûr aucune connaissance technique, personne à ses côtés pour lui donner les premiers conseils, aucune recette. Elle peint solitaire sans aucune aide. Elle a alors l’idée d’acheter du Ripolin en pot qu’elle découvre dans une droguerie de Senlis. Les premiers essais ont lieu sur des cartons que Séraphine recouvre entièrement pour faire un fond sur lequel elle réalise ses premières peintures.

Séraphine lorsqu’elle a quelques heures de liberté, le dimanche, parcourt la campagne, ramasse des fleurs, des branches, des lichens, de la terre, des plumes d’oiseaux ; une fois rentrée rue du Puits-Tiphaine elle broie les fruits de sa cueillette consciencieusement dans des pots, les réduit en poudre ou en pâte qu’elle mélange avec du Ripolin blanc. Un peu plus tard elle utilise même du sang qu’elle récupère lorsque l’on tue un poulet pour le repas du dimanche, ou que l’on saigne un cochon à la ferme voisine.

Vers 1912, 1913, la vie quotidienne de Séraphine se trouve bouleversée par l’arrivée d’un personnage étrange, Wilhelm Uhde : collectionneur, écrivain, critique, et marchand d’art allemand. Il achète par hasard une petite œuvre de Séraphine : la nature morte aux pommes.

Il lui achète semble-t-il quatre ou cinq peintures équivalentes. Les sujets restent des fruits, une orange, une grappe de raisins, les formats sont de petite taille, les supports des cartons ou des petits panneaux de bois le plus souvent récupérés ici ou là. Si l’on ignore à cette époque combien Wilhelm Uhde achète véritablement d’œuvres à Séraphine, on a du mal à appréhender également après cette première rencontre avec Uhde, de quelle manière va évoluer le travail de Séraphine, sa technique artistique, le choix de ses sujets, durant toute la période des années 1912-1920.

Il est difficile, voire impossible de reconstituer précisément le cheminement artistique de Séraphine avant 1920 et également très difficile d’établir une réelle chronologie avant 1927.

Les fleurs font petit à petit leur apparition avec par exemple, une composition de 1920 Fleurs au fond bleu : sans doute la première œuvre avec des fleurs toutes simples en premier plan sur un fond de couleur bleue. Les fleurs sont dessinées de façon encore basiques avec un graphisme enfantin voire maladroit avec des feuilles vertes disposées autour en décor.

Tout de suite après, Séraphine se lance dans un plus grand format, 81 X 60 cm, avec un autre bouquet, Marguerites, dont la composition est nettement plus structurée. La transition est importante entre ces deux peintures et présage d’une véritable évolution technique, d’une étape franchie ici par Séraphine, même si la composition des marguerites blanches encore flottantes garde tout de même une certaine maladresse qui disparaîtra peu à peu au fil des années suivantes.

Mais qu’est devenu Uhde avec l’arrivée de la guerre de 14 ? Il a été obligé de quitter la France et de retourner en Allemagne. La ville de Senlis est occupée par des troupes étrangères, la ville brûle sous l’invasion, de nombreux bâtiments sont détruits.

Comment alors ne être troublée, perturbée, en période de guerre avec cette double vie, servante et peintre ?

En 1927 l’association Les Amis des Arts de Senlislance l’idée d’une exposition d’œuvres d’art à Senlis, cette exposition doit illustrer tous les aspects de la création artistique senlisienne. Elle est ouverte aux professionnels et aux amateurs. Séraphine expose six tableaux.

La presse parisienne rend un vaste hommage à Séraphine et la considère comme la véritable révélation de l’exposition. Wilhelm Uhde de retour à Paris depuis la fin des hostilités entend les échos de cette exposition. Il semble à cette occasion alors se souvenir de son ancienne bonne, il décide de se rendre aussitôt à Senlis.

Après le retour de Uhde en 1927, il semble évident qu’un changement plastique intervient à nouveau dans le cheminement esthétique de Séraphine Louis, dans ses choix thématiques ; l’influence du marchand est fondamentale dans ses créations et par voies de conséquences dans la carrière qui s’ouvre à elle désormais. Une sorte de confiance réciproque s’installe entre Séraphine et Uhde.

L’exposition de 1927 à Senlis, révèle Séraphine au public de la capitale, aux collectionneurs parisiens, à la critique journalistique. A partir de cette date Séraphine vend régulièrement sa production, peut arrêter de travailler chez les autres et se consacrer à son art. Séraphine est à cette date cependant déjà une vieille femme, usée par une vie de labeur, de vexation, de non considération. Elle a soixante-trois ans, elle est fatiguée et malheureusement perd chaque jour un peu plus ses facultés intellectuelles ; elle a des comportements étranges qui interpellent son entourage et favorisent les commérages ; les conversations vont bon train et beaucoup de Senlisiens par jalousie avant tout et méchanceté gratuite entretiennent une atmosphère négative autour de Séraphine

Grâce à Wilhelm Uhde, l’art de Séraphine est maintenant apprécié à l’étranger, en Allemagne tout naturellement mais aussi très rapidement en Suisse, aux Pays Bas et aux Etats-Unis. Séraphine est plus sûre de son art, elle relève désormais la tête comme sur l’une de ses trop rares photos prise par Anne-Marie Uhde où elle pose devant son chevalet une palette à la main. C’est une petite paysanne ratatinée, amaigrie, mais fière de sa peinture enfin reconnue.

Entre 1928 et 1930, naissent les plus belles œuvres, les plus abouties et les plus symboliques également : Les Grandes feuilles, L’Arbre Rouge en 1928 ou encore Grappes de raisins, ou enfin L’Arbre de Vie la même année,  Arbre et feuilles d’automne, Les Fruits, Marguerites, Feuilles en 1929 ; ses compositions représentent avant tout des fleurs, des feuilles et des fruits dans lesquelles Séraphine mélange réel et fantastique. A quelles espèces appartiennent ces fleurs qui vous regardent, fleurs entourées de fourrure ? Avec Arbre du Paradis peint en 1929, l’œil situé au centre du tableau est hallucinant de présence ; il glace le spectateur, inquiète avec cette sorte de bec pointu prêt à piquer et à mordre. Le tronc de l’arbre avec son graphisme très particulier, semble embrasé, presque intouchable. Ce tableau est peut-être celui où Séraphine se livre le plus et dans lequel en même temps elle se protège des autres.

Séraphine, durant cette époque de succès, a acquis confort et apaisement, elle est d’une part plus sûre d’elle-même et d’autre part ne doute pas de la qualité de ses œuvres.

Wilhelm Uhde achète toute la production de l’artiste ; sa sœur Anne-Marie Uhde qui arrive à Senlis en 1929 rend visite à Séraphine pour la première fois à la même date, selon son propre témoignage ; les deux femmes s’entendent bien, s’apprécient et Séraphine accepte souvent de la recevoir dans son petit appartement où elles conversent toutes les deux.

C’est donc une période faste et glorieuse pour Séraphine Louis, tout lui sourit et lui tourne la tête. Elle est informée régulièrement d’articles de journaux qui parlent d’elle à Paris, en Allemagne et même en Amérique. Uhde lui écrit que ses tableaux se trouvent désormais dans des collections renommées dans le monde entier. Il organise en 1928 avec un grand succès sa première participation dans une exposition parisienne qui réunit Les Peintres du Cœur Sacré àla Galerie des Quatre Chemins. Des collectionneurs importants toujours plus nombreux, découvrent sa peinture et achètent alors ses œuvres.

En 1929, cependant la crise financière est toute proche et les affaires deviennent difficiles pour Wilhelm Uhde. Le marché de l’art est touché comme tous les autres secteurs de l’économie, les acheteurs se raréfient.

Uhde demande instamment à Séraphine de réduire ses dépenses ; mais cette dernière vit, on l’a vu, dans un autre monde, elle ne comprend pas les réflexions de son ami marchand.

Fin 1930, Uhde arrête de soutenir Séraphine, allègue ses difficultés financières du fait de la crise économique. Séraphine, elle, ne peut appréhender ce genre de soucis de la part de Uhde, elle est effondrée et pense que son marchand ne s’occupe plus aussi bien de sa peinture, qu’il ne sait plus vendre. Elle se replie davantage sur elle-même, ne mange plus, ne dort plus et surtout très rapidement, arrête de peindre. Elle s’écroule physiquement et psychologiquement.

Pour Séraphine, Uhde l’abandonne une nouvelle fois, tout s’écroule à nouveau autour d’elle, comme après les années de guerre 1914-1918, suite à son premier départ, départ qui à l’époque pouvait certes s’expliquer du fait de la guerre, mais qui aujourd’hui ne se justifie pas, mais au contraire, tourne pour elle à la trahison. Elle ne peut pas comprendre !

C’est alors le début d’un délire qui ne s’arrêtera plus, elle va de porte en porte annoncer la fin du monde, elle affirme que les méchants vont être punis, que le monde va s’écrouler ; elle se sent persécutée et croit qu’on va venir la voler et pire encore, la violer durant son sommeil.

Une nuit elle dépose de nombreux objets sur la voie publique, les gendarmes alertés comprennent d’où ils viennent. Le commissaire de police, Monsieur Rasmer, après une courte enquête décide de faire admettre Séraphine d’urgence à l’Hôpital de Senlis, jugeant que la dénommée Séraphine Louis, privée de tout jugement, représente un danger pour sa propre personne, qu’elle est incapable de se nourrir et de subvenir seule à ses besoins. Un médecin légiste, le docteur Bellot l’examine et établit un rapport soulignant à son tour que la malade est atteinte de débilité mentale et que son état nécessite qu’elle soit dirigée vers un asile de vieillards afin de pourvoir à ses besoins vitaux.

Séraphine reste quelques temps à l’hôpital de Senlis. Les médecins essaie de la rassurer, de la calmer, lui donne des médicaments pour réduire son anxiété ; en vain. Le 25 février 1932 elle quitte définitivement Senlis pour entrer à l’Hospice de Clermont sur Oise.

Séraphine reste dix années dans cet hôpital et ne peint plus. Elle demande de quoi écrire mais jamais de quoi peindre :

Ici ce n’est pas un lieu où l’on travaille à l’Arts (sic) et puis ici tout me manque pour travailler…en alimentation dont je suis sans comme victimes, je n’ai pas l’aisance (sic)

L’écriture devient peu à peu une nécessité vitale pour Séraphine Louis, elle survit grâce en partie à l’écriture. Avec ses mots à elle, elle se souvient de son passé, développe également ses obsessions, accuse ceux qui lui veulent du mal, se plaint de la faim constamment.

Pour Séraphine Louis-Maillard, les années passent cependant, lentement, très lentement et personne ne pense plus à elle, même pas monsieur, il l’a visiblement oubliée, une fois de plus.

La guerre quant à elle qui sévit depuis plus de deux années, ne fera qu’amplifier la dégradation des conditions de vie à l’Hôpital de Clermont.

Séraphine Louis s’éteint lentement, amaigrie, usée, atteinte d’un cancer du sein, le 11 décembre 1942. Elle ne reverra jamais Senlis, sa cathédrale, la rue du Puits-Tiphaine, ni monsieur

A la fin de son ouvrage Cinq Maîtres Primitifs, dans la partie consacrée à Séraphine, Wilhelm Uhde écrit :

L’œuvre dont nous parlons est unique en son genre. Sa genèse est incontrôlable. Elle échappe aux lois qui, d’ordinaire, régissent la peinture, bien qu’elle satisfasse les plus intimes exigences. Quoique cette œuvre se compose de tableaux qui, en tant que tels, sont de haute qualité, c’est plus qu’une somme de bons tableaux et les règles de la production artistique, du style occidental, de l’élément personnel ou féminin semblent n’avoir rien à faire ici. Il faut en quelque sorte être en état de grâce pour d’abord comprendre cette œuvre, puis l’estimer et l’accepter.

Si, en effet, on désire remonter aux origines de ce phénomène que l’on peut considérer comme unique dans l’histoire de la peinture, il convient d’affirmer en tout premier lieu que la peinture de Séraphine ne se rattache à aucun courant, à aucune imitation, à aucune école, à aucune influence quelle qu’elle soit.

Son œuvre bien que ne contenant que très peu d’œuvres, traverse le temps et reste unique dans l’histoire de la peinture.